mercredi 14 mai 2014

La fille qui court...

La fille, elle a jamais aimé courir. Jamais.
Ecole primaire, tours du (tout petit) stade: la fille se planque derrière le gymnase pendant un tour sur deux. La maîtresse fait semblant de rien remarquer. Elle doit pas aimer courir non plus, elle comprend.
Collège, cross, course dans la forêt boueuse: la fille court, suffoque, bave, pleure. Mais comme le prof, c'est un ancien colonel de l'armée, elle obéit et ferme sa gueule. Enfin, elle l'ouvre pour suffoquer, baver, pleurer. Et dire "oui, colonel!"
Lycée, tour de la piste d'athlé: la fille se planque derrière le gymnase et fume des clopes. C'est pour se venger du colonel a posteriori. Et asseoir un peu son statut de "la fille, là, c'est une rebelle!"
Terminale, la fille a le choix: athlétisme (des sports chiants où la plupart du temps il faut courir et être dehors) ou gymnastique: poutre, agrès, à l'intérieur toute l'année. "Bon, ben, si t'insistes alors, d'accord, je vais prendre GYMNASTIQUE!!!!!!"
Concours d'instit': épreuve de sport, courir 2000 mètres. La fille a zéro sur vingt. Si si, pour de vrai. Pas de colonel en vue, la fille elle court pas. Et puis elle assoit encore sa réputation de " la fille là-bas, c'est une rebelle!" "qui fume" "qui se la joue intellectuelle, moi j'ai mon concours grâce à mon cerveau!". Elle en a des trucs à asseoir la fille. En plus d'un popotin qui court pas.
Et puis, la fille, tu sais pas ce qui lui arrive? Et ben, elle non plus, elle sait pas. Mais voilà, la fille, en 2014, un matin, elle se dit "tiens, si j'allais courir?" Et elle y va.
Et là, stupeur et tremblements.
Orgueil et préjugés.
Raison et sentiments, euh, pardon, je m'égare... bref, la fille elle COURT. Des kilomètres. Longtemps.
Elle suffoque un peu, elle bave aussi (oui en vrai, c'est pas hyper glamour la fille qui court), mais elle pleure pas. Et toujours pas de colonel en vue, pourtant.
Et, tu sais pas le pire? Elle y trouve même du plaisir, la fille.
Et elle y retourne. Une fois. Puis deux. Et plus ça va, plus elle aime ça la fille.
Sauf que quand-même, 37 ans à détester courir plus que presque toute autre activité au monde, même le repassage, et puis tout à coup, choisir de le faire toute seule, comme ça pour le plaisir, c'est un peu déroutant pour la fille...
Alors elle se demande: "mais après quoi je cours???"

La fille fait donc sa liste des trucs-après-quoi-elle-court:
"D'abord, après un corps toujours plus mince, plus léger, plus ferme, plus fort, plus performant.
(elle écoute les sirènes de son époque, la fille, même si elle sait qu'elles ont tort, que veux-tu, les sirènes ça chante et ça a des pouvoirs magiques)
Après moi-même. 
Celle que j'ai été et que j'ai perdue, tu sais la petite fille, la jeune fille, celle qui avait des rêves, des idéaux. 
Celle que je n'ai pas réussi à être aussi, tu sais la fille parfaite, la mère parfaite, la sœur parfaite, l'amie parfaite, l'amoureuse parfaite, l'amante parfaite...la femme parfaite, quoi !
(qui paraît-il serait une connasse, mais ça la fille elle doit pas le savoir...)
Après le temps. Celui qui passe si vite. Qui me nargue. Qui marque mon visage. Qui me colle des cheveux blancs. Qu'arrête pas de me dire: ben alors, qu'est-ce que tu fais de tout ton temps? De ta vie? 
Après la vie, justement. Avec un grand V.
Après mes rêves.
Après l'amour... sans grand A, mais quand-même..."

Et puis, quand elle court, la fille, elle écoute son corps...
"J'écoute mon souffle, ma respiration, jusqu'à n'être plus que ce souffle, plus qu'un corps, dans l'effort. Le sentir qui respire, qui se bat contre la douleur, la fatigue, je me sens vivre physiquement. je transpire, donc je suis.
Je me laisse envahir pas les hormones aussi, bienfaisantes, apaisantes, régénérantes. Je laisse  la  sérénité, la plénitude m'envahir.
 Je me sens vivante. Forte et faible en même temps. Fatiguée mais puissante. La douleur et le plaisir.
C'est un rapport au corps et à l'effort que je découvre, tout à fait nouveau, différent."

Et elle laisse ses pensées cheminer. A quoi, elle pense, la fille, quand elle court?
"A ma liberté, d'être là, seule, musique à fond dans les écouteurs, au milieu de la forêt, un moment de tête à tête avec moi-même, rare, précieux.
A mes joies, intenses. Tu sais, quand on éclate de rire avec les potes. Ou avec mes gosses. Quand je danse. Quand je croise certains regards. Quand j'entends certains morceaux de musique. Certains mots.
A mes colères aussi. Le monde me met en colère souvent: un monde centré sur la réussite individuelle, sur l'argent, sur la performance. Un monde où on oublie trop souvent de regarder juste à côté de nous celui ou celle qui souffre.Un monde violent, injuste, terrifiant aussi. Un monde où les valeurs humaines de partage, d'écoute, de paix sont tellement difficiles à faire émerger.
A mes erreurs. Nombreuses. Desquelles j'essaye de tirer des leçons, pour grandir, progresser. Jusqu'à la prochaine.
A ma chance. Immense. D'avoir autant de belles personnes dans ma vie. De vivre tant de jolis moments. 
A des mots. Des phrases. Qu'on m'a dites. Que j'ai lues. Que les chansons dans mes écouteurs me rappellent. A celles que j'ai dites. Que je regrette. A celles que je n'ai pas osé dire.
Aux émotions que tout cela m'apporte.
A la vie, en somme."

Voilà au fond pourquoi la fille a pris goût à courir.
Pas seulement parce qu'elle a lu dans Marie-Claire que c'était hyyyyper tendance le running cette année.
Mais parce que dans ces moments-là, elle sent bien que son corps et son esprit sont totalement ensemble, connectés, vivants. Et que ça, ça la fait drôlement avancer la fille.
Même si elle revient toujours au point de départ de sa course, en fait, elle en parcourt du chemin.
L'air de rien.